Tribune

Levée des sanctions américaines en Syrie : « Cette décision peut transformer le pays »

Ahmed Haj Asaad
Docteur en géographie à l’Université de Lausanne, président de l’association Geo Expertise (Genève), spécialiste des questions de justice environnementale
Le président Donald Trump regarde le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, à droite, serrer la main du président intérimaire de la Syrie, Ahmad al-Sharaa, à Riyad, en Arabie saoudite, le mercredi 14 mai 2025.
Le président Donald Trump regarde le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, à droite, serrer la main du président intérimaire de la Syrie, Ahmad al-Sharaa, à Riyad, en Arabie saoudite, le mercredi 14 mai 2025. Saudi Royal Palace / AP
Alors que les États-Unis ont annoncé la levée des sanctions contre la Syrie, Ahmed Haj Asaad appelle la communauté internationale à poursuivre cette dynamique. Pour lui, seule une action précoce, structurée et fondée sur la justice transitionnelle peut éviter une nouvelle spirale de violence en Syrie.

La levée effective des sanctions contre la Syrie par Donald Trump constitue un tournant significatif. Elle ouvre des perspectives concrètes pour une désescalade régionale et pour sortir des logiques de confrontation qui ont longtemps paralysé toute dynamique de reconstruction. Au-delà de sa portée diplomatique, cette décision pourrait amorcer une transformation en profondeur du paysage socio-économique syrien.

En facilitant l’investissement, en stimulant le secteur privé et en améliorant l’accès des jeunes au marché du travail, cette levée des sanctions poserait les bases d’une relance inclusive. Elle permettrait la réintégration de vastes segments de la population dans le tissu économique, avec des effets positifs attendus sur la stabilité sociale, et une réduction tangible des facteurs d’exclusion, de radicalisation et de violence.

Au commencement de la crise syrienne, en 2011, la réaction des bailleurs de fonds et les organisations humanitaires internationales s’est caractérisée par la prudence et le calcul. Derrière une formule implicite – « attendre pour voir » – se dissimulait un choix stratégique : retarder toute intervention tant que le conflit demeurait flou, mouvant, incertain.

Cette approche a eu un coût humain et politique considérable. L’aide est arrivée tard, parfois trop tard. L’inaction initiale a ouvert un vide comblé – tant bien que mal – par la diaspora syrienne, les entrepreneurs et les membres des communautés locales, qui ont lancé des initiatives spontanées pour répondre aux besoins urgents : éducation, soins, alimentation. Mais ces efforts, aussi louables soient-ils, ne pouvaient pallier l’absence d’une réponse systémique et coordonnée.

Des appels ignorés

Durant ces années décisives, les appels de millions de jeunes déplacés, en Syrie comme dans les pays voisins, ont été largement ignorés. Ils réclamaient un accès à l’éducation et au travail non pas comme faveur, mais comme voie de survie. Le silence des bailleurs a contribué à l’enracinement du désespoir.

Lorsque l’aide internationale s’est finalement matérialisée, une partie des Syriens avaient déjà pris la décision de partir, souvent au péril de leur vie, vers l’Europe. Cette vague migratoire a suscité une réaction en chaîne : montée des tensions dans les pays d’accueil, repli identitaire, politiques de gestion de crise à courte vue. Ce n’est qu’à ce moment-là que les acteurs internationaux ont enclenché des mécanismes d’intégration (bourses universitaires, élargissement de programmes sociaux, accords avec des établissements éducatifs). Trop tard, une fois encore.

Une situation dramatique

Les acteurs qui se sont engagés dès les premières années ont pu poser les fondations d’une action cohérente. Les autres ont dû s’adapter à des cadres déjà définis. Aujourd’hui, alors que le régime Assad s’effondre et que le pays s’engage dans une phase de transition, se pose une question cruciale : allons-nous reproduire le même schéma ?

La situation sur le terrain est dramatique. Les destructions matérielles sont massives. Des millions de logements ont été réduits en ruine, pillés, des terres agricoles – notamment les oliveraies et les vergers de pistachiers – ont été volontairement brûlées ou arrachées. Ces arbres, qui représentent la seule source de revenu de dizaines de milliers de familles, mettent des années à retrouver leur rendement initial.

Plus préoccupant encore, la destruction ciblée de certaines zones soulève la question d’un appauvrissement à caractère confessionnel. Si elle n’est pas reconnue et traitée comme telle, cette dimension menace de cristalliser des haines durables, voire des conflits communautaires à moyen terme. Il ne suffit plus d’invoquer « attendre pour voir ». Cette croyance, commode, est un pari perdant. Le report de l’action ne fait que prolonger les cycles de vengeance, de colère et de marginalisation.

Une paix fondée sur la justice économique

C’est pourquoi une nouvelle approche s’impose : non plus « attendre pour voir », mais « intervenir pour prévenir ». La reconstruction ne doit pas se limiter à l’aspect matériel. Elle doit s’accompagner d’un cadre de justice transitionnelle exigeant : réparations ciblées, reconnaissance des responsabilités, distribution équitable des ressources en fonction des dégâts réels, et intégration de la mémoire des victimes dans toute politique de réhabilitation.

Cela implique aussi de renforcer les capacités locales, de soutenir les dynamiques de dialogue communautaire et de financer des programmes de cohésion sociale dans chaque quartier, chaque village, chaque région.

Il ne s’agit pas seulement de débloquer des fonds. Il s’agit de faire preuve de courage politique. Le courage d’agir avant que les signes de fracture ne deviennent des ruptures irréversibles. Le courage de reconnaître ce qui a été détruit — les maisons, les terres, mais aussi les repères, les liens, les espoirs. Le courage, enfin, d’investir dans un avenir que les Syriens ne peuvent plus se permettre de différer. C’est dans l’anticipation, et non dans l’attente, que se construit l’espoir syrien.